Les violences sexuelles à Shabunda: un silence entretenu?

16-10-2015 21:35:36

Le 6 mai dernier un message reçu à Femme au Fone (FAF), en provenance de Shabunda, rapportait que des Raïa Mutomboki, un des groupes armés opérant dans cette zone, avaient violé 36 femmes à Kikamba, un village aurifère à 60 kilomètres de Shabunda Centre. Selon nos correspondantes dans ce territoire, ce groupe armé avait pour objectif de tuer le commandant de la police surnommé « Para du ciel » parce qu'il aurait indiqué leur cachette aux Forces armées de la République Démocratique du Congo FARDC. C'est donc pour se venger de lui qu'ils auraient commis des exactions sur la population en l'accusant de l'avoir protégé.

Médecin sans Frontières (MSF) annonçait à travers un communiqué, que 127 femmes qui s'étaient déclarées « avoir été victimes d'agressions sexuelles de la part des hommes en armes » recevaient des soins médicaux dans le centre de santé de Kikamba que cette organisation internationale appuie.

Une source proche du ministère provincial en charge du genre et de la santé a, pour sa part, confié que seulement deux femmes, dont une mineure, auraient été victimes d'agressions sexuelles au cours de ces événements de Kikamba. L'administrateur du territoire de Shabunda a de son côté indiqué que des femmes qui vivent dans la pauvreté et qui ont besoin, soit d'un pagne ou soit des biscuits, se seraient fait passer pour des victimes, ce qui aurait ainsi gonflé le chiffre des véritables victimes.
Il n'y a pas que ce chiffre qui fait débat.

Le nombre des kits PEP (profilaxie post exposition) distribués aux femmes victimes reste aussi incertain. Certaines sources proches de FAF ont affirmé qu'un bon nombre de kits PEP auraient été retournés par MSF à la fondation Panzi qui, pour sa part, estime que « c'est peut-être parce que ces kits ne pouvaient plus servir après 72 heures». Que des femmes se soient présentées comme ayant été victimes d'agressions sexuelles juste pour bénéficier des quelques biscuits ou pagnes de la part de MSF ou des autres organisations humanitaires, voilà une autre preuve que la situation sécuritaire des femmes du Sud-Kivu, et à Shabunda en particulier, reste précaire, aussi bien sur le plan physique qu'économique.

Ce manque de clarté et de transparence, cette absence de fluidité de l'information derrière ce drame, tant de la part des autorités que de celle des organisations aussi bien locales qu'internationales œuvrant directement ou indirectement dans le milieu, fait que l'opinion s'interroge et reste à la merci de l'intoxication.

S'agit-il d'une peur de plus faibles envers les plus forts ou des intérêts que les uns et les autres préservent préférant ainsi nourrir cette discordance autour des violences sexuelles dont les femmes continuent de subir à Shabunda comme ailleurs dans le Kivu?
Déjà au mois de juillet et ce qui s'est passé à Kikamba reste dans les oubliettes, comme aussi l'enlèvement de neuf femmes et viol d'au moins quatre à Lulingu, dans le même territoire de Shabunda à la fin du mois de juin dernier. Ces enlèvements ont été perpétrés dans l'hôpital même de Lulingu par des Raia Mutomboki qui auraient violé ces femmes. «Quatre d'entre elles sont revenues et ont reçu des soins à l'hôpital, mais il y aurait encore quelques femmes retenues dans la brousse», affirment des membres de la société civile de Shabunda.

Le 21 mai, FAF a interviewé le chef de mission MSF Espagne en RDC, Francisco Otero Villar.

FAF: Nous avons reçu un message rapportant qu'il y a des femmes qui ont été violées par des hommes en armes. Et ce message pointait du doigt les Raïa Mutomboki. Est-ce que vous avez déjà une idée sur les auteurs de ces viols.
MSF: Oui. En effet, je peux vous confirmer que ce n'était pas en date du 6 mai, mais la nuit du 30 avril au 1ermai qu'il y a eu une incursion d'un groupe armé dans le fameux village de Kikamba qui se trouve au sud de Shabunda, sur l'axe Shabunda-Kalole, où en pleine nuit un groupe d'hommes armés est arrivé dans le village et a commencé à piller. Il y a eu aussi des blessés suite à cette incursion, des blessés par balles que nous avons également évacués vers les structures médicales, les hôpitaux de référence. En effet, aussi tôt que notre équipe a été alertée par cette situation, elle s'est rendue dans les 24 heures dans le village de Kikamba où nous avons commencé à recevoir un nombre important des femmes qui nous ont informé qu'elles avaient été victimes d'agressions sexuelles lors de cette attaque par des hommes en armes.

FAF: Le message que nous avons reçu a plutôt indiqué 36 femmes violées mais lorsque nous avons lu votre communiqué, il a été plutôt question de 127 femmes qui ont été victimes d'agressions sexuelles. Est-ce après les avoir consultées, vous pouvez affirmer qu'elles ont toutes été violées?
MSF: Comme je vous le dis, l'incursion a eu lieu dans la nuit du 30 avril au 1er mai et dans les 24 heures qui ont suivi notre équipe est arrivée sur place. Dès que les femmes et les personnes qui étaient dans le village ont su que MSF est arrivé, un nombre important des femmes est venu au centre de santé que l'on appuie pour des consultations suite à des agressions sexuelles. Il est clair qu'elles ne sont pas toutes venues à la fois mais dans les jours qui ont suivi cette incursion, nous avons eu un nombre important des femmes qui va jusqu'à 127.

FAF: L'équipe médicale a donc attesté vraiment que c'était des femmes qui ont effectivement été violées?
MSF: Une femme vient dans notre centre de santé consulter le personnel médical alléguant qu'elle vient d'être victime d'une agression sexuelle, l'équipe médicale la consulte, fait l'anamnèse et si elle est venue dans moins de 72 heures, elle reçoit le traitement PEP nécessaire et selon un protocole bien connu pour ce genre de situation.

FAF: Qui a alerté MSF ?
MSF: Kikamba est un lieu où MSF travaille, c'est un centre de santé que nous appuyons depuis plusieurs années maintenant et nous avons du personnel médical qui travaille avec nous là-bas avec qui nous sommes tout le temps en communication. Mis à part ce personnel médical qui aide la région de Kikamba, nous avons aussi du personnel international qui va régulièrement appuyer ce centre de santé. Donc chaque fois qu'il y a un événement, pas seulement à Kikamba mais n'importe où dans un centre de santé que l'on appuie, nous sommes informés et, dans la mesure du possible bien sûr, MSF envoie le plus tôt possible des renforts pour faire une analyse de la situation et mettre en place les mécanismes nécessaires pour traiter les victimes.

FAF: Quel type de soins administrez-vous à ces victimes ?
MSF: D'abord, il y a bien sûr une consultation médicale, ensuite il y a une pose de diagnostic dans les 72 heures. Nous donnons ce que l'on appelle le Kit PEP qui est en fait constitué des médicaments que l'on donne pour prévenir les maladies sexuellement transmissibles. Ça c'est le paquet curatif mais, en plus de ce paquet, il y a aussi un support psychologique à ces femmes et, bien sûr, une continuité dans la mesure où ces femmes vont venir nous voir régulièrement. En effet, le viol étant quelque chose de très très traumatiques pour les victimes, il nous faut nous assurer d'une prise en charge globale.

FAF: Il n'y a pas longtemps que des femmes violées ne pouvaient pas facilement se rapprocher de qui que ce soit mais qu'est-ce qui peut expliquer ce changement dans leur comportement. Qu'elles soient venues directement chercher assistance auprès de MSF, c'est quelque chose qui ne se faisait pas?
MSF: C'est vrai qu'après toutes ces années de travail dans la région de Shabunda nous, MSF, avons réussi à créer une proximité avec la population avec laquelle nous travaillons et une certaine confiance. Et, c'est clair que pour nous il était très important de voir en fait les résultats de ce travail de longue haleine de toutes ces années où quand il y a eu un événement aussi important que ça, les femmes ont donné la confiance à MSF pour venir nous voir, pour venir se faire traiter et pour venir se faire suivre. Mais, il y a bien sûr un élément qui est extrêmement important, c'est que MSF garantit toujours la confidentialité des données, c'est-à-dire l'état de santé de la personne, les traitements qui lui ont été administrés ainsi que son identité.

FAF: Et parmi ces femmes est-ce que vous avez pu identifier des mineures parce qu'en lisant le communiqué que vous avez fait, on note que la tranche d'âge des victimes va de 14 à 70 ans. Est-ce que vous avez pu comptabiliser le nombre des mineures ?
MSF: Oui, heureusement. Dans cette tragédie, parce que c'est quelque chose de tragique et d'inacceptable, MSF se doit de dénoncer en fait ce genre d'événements. Nous avons rapporté tout de suite aux autorités tant civiles, médicales que militaires de la région, pas seulement au niveau de Shabunda mais aussi au niveau de la capitale. Dans cet événement tragique, le pourcentage des mineures est très faible, heureusement. La tranche d'âge de 14 à 18 ans est très, très faible.

FAF: Et comment collaborez-vous avec les autorités de la place en matière de viol qui est un sujet très sensible?
MSF: Nous avons une très bonne collaboration avec les autorités de la région tant civiles que militaires et médicales. Il y a des mécanismes, des forums qui ont été mis en place par le gouvernement. Malheureusement, la violence sexuelle dans le Kivu n'est pas quelque chose de nouveau mais de récurrent où le gouvernement aussi a essayé de mettre en place beaucoup d'énergies pour essayer de palier à cette situation. Nous avions aussitôt communiqué avec les autorités tant civiles que médicales pour qu'elles soient alertées de cette situation tragique. Maintenant, c'est aussi de la responsabilité de ces autorités que de prendre des mesures nécessaires, de tout mettre en marche pour que des investigations soient faites.Ca ce n'est plus du ressort de MSF.

FAF: A votre niveau ne recevez-vous pas des menaces de la part des hommes armés?
MSF: La gestion de la sécurité, c'est bien sûr quelque chose qui nous préoccupe. C'est quelque chose qui fait partie de notre travail de tous les jours, nous sommes une organisation neutre et impartiale, nous avons des contacts avec toutes les personnes, avec tous les acteurs avec qui nous partageons l'espace humanitaire. En fait, c'est notre travail que de rapporter ce genre des choses quand il le faut.

FAF: Comment en tant que MSF réagissez-vous face à une telle situation qui perdure. Qu'est-ce que vous faîtes de plus pour essayer de faire une pression sur les autorités pour qu'elles agissent encore plus parce que vous pouvez continuer de soigner des victimes mais est-ce que c'est cela la solution finale pour ces femmes ?
MSF: Au sein de notre organisation, nous avons toute une stratégie de lobbying et d'advocacy par rapport à ces problématiques qui sont au fait des problématiques de fond, si je peux le dire. La violence sexuelle a été utilisée malheureusement dans le Kivu depuis longtemps, parfois même comme arme. Donc, c'est clair qu'il est du ressort de MSF, chaque fois que nous sommes confrontés à ces genres de choses et quels qu'en soient les responsables, de les rendre public et de dire que ces choses existent afin qu'il y ait des mécanismes qui soient mis en place par les autorités, par les forces armées mais aussi par la communauté internationale pour qu'une pression soit faite pour lutter contre l'impunité. En fait, nous pensons qu'il faut trouver les responsables de ces crimes afin qu'ils payent pour ce qu'ils ont fait et que l'on entre dans une situation de protection pour la population civile, surtout pour le groupe le plus vulnérable qui sont les femmes et les enfants.

FAF: MSF affirme que pour l'année 2014 plus de 150 milles consultations ont été réalisées par MSF dont 260 liées à des agressions sexuelles, est-ce que ces statistiques concernent toute la région de Shabunda ou le seul centre de Kikamba.
MSF: C'est dans toute la région de Shabunda, sur tout le territoire de Shabunda, c'est-à-dire 2 hôpitaux, l'hôpital de référence, l'hôpital de Matili et 6 centres de santé. Pour toute cette région sur le total de toutes ces consultations nous avons eu seulement en fait 260 personnes qui ont consulté pour des agressions sexuelles.

FAF: En comparant ces chiffres c'est-à-dire, les 260 cas d'agressions sexuelles enregistrés l'an dernier avec les 127 cas des femmes victimes dont nous parlons maintenant peut-on présager que la situation va être pire pour cette année 2015.
MSF: Bien sûr qu'il y aura un impact mais il faut considérer cet événement comme un événement ponctuel qui est arrivé à ce moment-là dans ce village. J'espère que ce ne sera pas une tendance. C'est clair que ça va augmenter le chiffre mais je ne peux pas vous dire aujourd'hui qu'il va y avoir une tendance à la hausse et que c'est quelque chose, c'est une problématique qui va arriver dans tous les villages avec de telles proportions. Je ne le souhaite pas d'ailleurs c'est la raison pour laquelle j'ai directement communiqué à toutes les autorités pour que des mesures soient prises pour qu'il y ait peut être une plus forte présence des forces de sécurité de l'Etat, des forces internationales dans la région aussi pour donner et garantir la sécurité de la population. Mais je crois que c'est un peu trop tôt pour extrapoler ce chiffre pour le chiffre total que sera les résultats en 2015.